Pour ce premier épisode de notre série d’interviews “Diversité : parlons-en ! ” qui explore les enjeux de la diversité en compagnie de personnes inspirantes et engagées, Jolokia est allé à la rencontre de Frédérique Bedos, fondatrice de l’ONG d’information Le Projet Imagine.
Entretien réalisé en juillet 2020 par Léa Landuré-Provost, équipière Jolokia 2020
Jolokia : Pourrais-tu nous dire quelques mots sur Le Projet Imagine ?
Qu’est-ce que “vivre la diversité” ?
Nous avons vécu dans ce concept du vivre ensemble avec nos différences, et non malgré nos différences, en y voyant toute la richesse que cela peut nous apporter. Si on regarde autour de soi, c’est ainsi que le monde est fait ! Je suis étonnée par la nature foisonnante, émerveillée par la jungle, la forêt amazonienne… Il y a un côté luxuriant de la nature si on la laisse faire, sans toujours chercher à exploiter la terre. La vie s’invente de manière pleine d’imagination !
Je crois que vivre de manière inclusive, c’est se rendre compte du côté incroyable de l’imagination de la vie, du fait que l’autre est différent de moi. Il peut avoir un autre aspect, une autre couleur de peau, une autre culture, une autre langue, religion, philosophie de vie, mentalité… Au lieu de regarder cela en posant un jugement, il s’agit de trouver des ponts pour communiquer, entrer en relation malgré toutes ces différences. Elles peuvent faire peur, car elles représentent un inconnu et on sait très bien que l’inconnu fait toujours un peu peur.
Lorsque tu crées Le Projet Imagine en 2010, tu choisis d’aller à la rencontre de “l’humanité de chacun”. Est-ce que c’est ça pour toi l’inclusion ? Comment part-on à la rencontre de “l’humanité de chacun” ?
On se rend compte que le local doit rejoindre le global. Je suis d’accord avec cela, mais il faut aller encore plus loin. L’intime doit rejoindre l’ultime ! On est face à des défis de l’ordre de la survie, et pas seulement celle de l’humanité, mais la survie du vivant dans son entièreté. Il y a un chemin essentiel, primordial à faire : c’est celui de l’ultime. On ne pourra pas imprimer de changement durable, si on ne change pas chacun à l’intérieur de soi. Autrement, on se fait violence pour se conformer à telle ou telle attitude, mais cela ne tiendra pas. Chassez le naturel et il revient au galop ! Il faut faire cet effort d’introspection qui fait grandir et grâce auquel on est dans le vrai.
Quelle est ton expérience de l’inclusion ? En quoi cela réveille-t-il un engagement ?
Sur la diversité, il y a d’abord l’expérience de vie que j’ai eue pendant mon enfance. Nous étions une vingtaine d’enfants, de tous les continents, de toutes les couleurs de peau. Nous avions des cultures différentes, des langues différentes, des religions différentes… Nous étions surtout atteints de toutes formes de blessures. C’est sans doute la profondeur de nos blessures qui fait que nous étions des cas sociaux que l’on estimait « inadoptables ». Il y avait tout pour nous séparer, tout pour nous faire peur. Il a fallu relever le défi, non seulement de surmonter ces peurs, mais d’aller à la rencontre les uns des autres pour “faire famille”. Le défi est immense ! Nous avons réussi à le relever, non pas avec des concepts et des grands discours, mais au jour le jour, autour d’une table à manger, en essayant de faire nos devoirs ensemble, en nous consolant… ces choses du quotidien, avec tous les défis que cela comporte.
On regarde souvent le parcours de mes parents adoptifs avec admiration. Mes parents ont pris le risque d’aimer. Aimer, c’est avant tout risquer de souffrir, puisque le sort de l’autre nous importe. Alors que la société nous avait d’ores et déjà condamnés en disant que nous étions des cas inextricables, mes parents ont su porter un regard d’espérance sur chacun de nous. La nourriture de base pour vivre, pour aller à la rencontre les uns des autres avec espérance, c’est l’amour. Nourris de cela, on a envie d’être à la hauteur de cette confiance, et, peu à peu, on a aussi commencé à se la donner entre frères et soeurs… Aujourd’hui, le défi pour l’humanité est de “faire famille”.
Comment cela se traduit-il au quotidien ? Comment inclure la diversité dans ton environnement professionnel ?
Peut-on se passer des stéréotypes ? Comment les déconstruire et avoir une vision globale ?
Même si le communautarisme reste d’actualité, il y a une vision de plus en plus globale. Les jeunes rassemblent tout ce qui a trait à l’injustice et aux inégalités sous le parapluie de l’écologie. Selon eux, il faut une écologie sociale, voire “décoloniale”. Il s’agit d’extirper de nos mentalités tout ce qui est lié à la domination, au désir d’exploitation. On fonctionne de cette manière-là depuis des siècles : l’envie d’exploiter la terre, le monde du vivant, les êtres humains avec l’esclavagisme… C’est l’esprit colonial. On est le fruit de cette histoire et les conséquences perdurent sur le monde du vivant, sur la planète. Face à des enjeux de survie, pour se relever et se réinventer, il faut avoir en tête ces aspects-là.
Tout est inter-dépendant et nous en sommes de plus en plus conscients. Edgar Morin, que j’interviewais récemment, nous le dit depuis des décennies. Il parle d’ailleurs de poly-crises. Si on essaie de résoudre une crise sans résoudre les autres, cela ne fonctionnera pas. Il faut avoir une vision holistique pour essayer d’agir sur tous ces aspects. Pour les jeunes, ce qui compte, c’est le combat contre les injustices, et c’est exactement cela l’inclusivité.
Lors de cette conférence des 20-30 ans, plusieurs intervenants ont dit “je ne sais pas”. C’est une phrase que l’on entend peu dans la bouche de nos représentants. Est-ce que l’inclusion, la valorisation de la diversité, doit passer par la reconnaissance de nos limites et fragilités ?
Cette démarche d’empowerment passe par la fragilité, la vulnérabilité. C’est tout un équilibre. Il y a un chemin subtil à trouver parce qu’un chemin d’humanité est forcément subtil. Cela exige une qualité de réflexion, de retour sur soi-même mais aussi de regard sur l’autre. C’est absolument essentiel d’éclairer nos vulnérabilités, non pas comme une faiblesse, mais comme une fragilité qui est intrinsèque à notre condition humaine, qui nous habite tous. Ce n’est pas évident dans un monde qui prône toujours plus de performance, de compétitivité. On est tenté de croire que l’on peut planquer ou ignorer une faiblesse. Si on fait ce travail intérieur pour se confronter, se réconcilier avec cette vulnérabilité qui nous habite, et même pour l’embrasser, cela éclaire le vrai chemin de la seule force véritable : celle de la solidarité.
J’aime que, quand cette jeunesse s’exprime, alors qu’elle est brillante à plein de niveaux, elle ose dire “je ne sais pas”. Ils n’ont pas de réponses toutes faites. Ce qui chapeaute cela, c’est avant tout le désir d’authenticité, derrière lequel on n’essaie pas d’enjoliver, de faire du bullshit[3]. C’est quelque chose d’assez nouveau. Tout en ne se dénigrant pas non plus : ils ont une certaine manière d’affirmer leur parole. Je les trouve très à l’écoute. Cette recherche d’authenticité est magnifique, car c’est une parole de vérité.
Pendant le confinement, tu as lancé la série d’entretiens “De l’intérieur”. Tu t’es entretenue avec des personnalités à propos du monde d’après. À l’issue des crises sanitaire, économique et sociale que nous connaissons aujourd’hui, en quoi notre perception de la diversité change-t-elle ? Es-tu optimiste ?
Aujourd’hui, on vient de vivre un coup de tonnerre incroyable. L’incertitude, l’inconnu, frappent à notre porte. Je suis encore plus volontariste. Je ne peux pas me réjouir de ce qu’il s’est passé, mais si on réussit à être nombreux à changer sa grille de lecture pour s’améliorer, alors on aura au moins donné un sens à cette crise sanitaire.
Pour répondre aux enjeux actuels tant climatiques que sociaux, tout le monde doit coopérer : comment faire ? Quelle serait ta proposition pour une société “plus inclusive et durable” ?
Avec Le Projet Imagine, il s’agit d’utiliser l’outil de l’Information, que j’estime être un pilier de la démocratie. C’est parce que le citoyen est bien informé qu’il devient un citoyen éclairé. À la lumière des faits qu’on lui a soumis, il va pouvoir se positionner et décider comment agir. Pour moi, la politique, c’est le rôle de chaque citoyen dans la vie de la cité. Le pouvoir croissant des médias, qui se basent sur des règles très mercantiles, a malheureusement favorisé les caricatures, mais aussi le sensationnalisme, la politique spectacle pour faire de l’audience. Une version très manichéenne des choses attise la colère, ce n’est pas constructif.
Le Projet Imagine essaie de donner des clés de compréhension plus équilibrées, plus subtiles aux citoyens. Notre ambition est de nous adresser au grand public en leur donnant accès aux dernières données pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants. Quand on réalise la complexité du monde, cela nous met dans une position humble. On se demande de quelle manière être constructif et participer pour faire évoluer les choses dans le bon sens. C’est une vision qui vaut la peine d’être partagée.
“De l’inspiration naît l’action” : le slogan du Projet Imagine fait écho au positionnement de Jolokia qui part de l’action. Aurais-tu une phrase inspirante pour inviter chacun à passer à l’action ?
De même, si on a une vision utilitariste, à quoi servent les personnes handicapées mentales ? Et pourtant, en les côtoyant, tu découvres une autre facette de notre humanité bourrée de fantaisie, bourrée d’un truc un peu dingue. Leur pouvoir est de nous rendre plus humain. Le Projet Imagine ce n’est pas l’action pour l’action. C’est d’abord une qualité d’être et une orientation des cœurs. Ma mère adoptive dit qu’”Amour” et “Accueil” sont le même mot. C’est vraiment cela aimer. J’ouvre mon cœur, ma vie, je partage. En commençant à vivre cela, on ne possède plus et on possède tout.
Tu parles souvent de tendresse et d’amour. On comprend cette position en micro-société. Mais comment faire dans la société ? Dans les sociétés ? Comment demander aux gens, aux salariés d’une même entreprise, de s’aimer pour vivre ensemble ?
Si on réussit à ne pas se juger, à ne pas rester dans sa culpabilité et donc de ne pas se condamner soi-même, alors on saura regarder l’autre avec espérance, en ne s’arrêtant pas sur ses manquements. Il y a des jours où l’on en est capable et d’autres pas. Cela ne sert à rien de se forcer. Si c’est fake, ce n’est pas authentique. Soyons en vérité. Dans cet état d’esprit, on change sa mentalité, donc son regard sur le monde, et le monde change complètement, upside down[4].
Encore une fois, c’est utopique. Mais il faut tendre vers une utopie et faire ce que l’on peut. Il n’y a pas besoin d’être si nombreux pour faire basculer les choses. Le 11 septembre 2001, tout a complètement changé après le World Trade Center. Une poignée de terroristes a fait basculer le monde. Ils étaient très déterminés. Je pense que l’on peut être beaucoup plus nombreux à être très déterminés à essayer de vivre l’amour. Il suffit que certains commencent pour que d’autres se disent que c’est possible et le fassent à leur tour. C’est aussi pour se rendre compte que l’on est nombreux à penser comme cela, ou à le vouloir, que j’ai fait Le Projet Imagine.
- La petite fille à la balançoire, Frédérique Bedos, 2013
- De L’Intérieur, Frédérique Bedos rencontre penseurs, experts et acteurs de terrain dans une série d’entretiens à retrouver en podcasts et sur YouTube
- Live Imagine “Le monde post-COVID vu par les 20-30 ans”, à visionner en replay via Le Projet Imagine, ou en version condensée sur via le site de l’UN News ou sur SoundCloud