Pour ce quatrième épisode de notre série d’interviews “Diversité : parlons-en ! ” qui explore les enjeux de la diversité en compagnie de personnes inspirantes et engagées, Jolokia est allé à la rencontre de Diane Dupré la Tour, ancienne journaliste, qui a changé radicalement de vie et a co-fondé en 2015 Les Petites Cantines. Les Petites Cantines, c’est un réseau non lucratif de cantines de quartier où les convives s’accueillent et se rencontrent au travers de repas durables, participatifs et à prix libre. Les Petites Cantines s’appuient sur l’entraide et l’intelligence collective pour contribuer à la construction d’une société fondée sur la confiance.
Entretien réalisé en octobre 2020 par Solène Dargaud, équipière Jolokia 2020.
Jolokia : Pourquoi avez-vous lancé ce projet ? Quel a été l’événement déclencheur ?
Diane Dupré la Tour : L’événement déclencheur est un événement triste. En 2013, j’ai perdu mon conjoint dans un accident de voiture et l’un de mes enfants a aussi été très touché puisqu’il s’est retrouvé dans le coma.
Paradoxalement, cela a été l’occasion pour moi d’expérimenter un raz de marée de solidarité de la part de mes voisins de quartier que je ne connaissais pas.
À cette époque, j’étais journaliste. J’avais beaucoup de connexions et pour autant, ce mouvement d’entraide m’a montré que des relations très simples peuvent être d’une qualité extrêmement nourrissante. Cela a vraiment été un facteur de rebond très fort chez moi. Je me suis dis que cette expérience était à la portée de tous et qu’un accident n’était pas nécessaire pour le vivre.
Quels apprentissages avez-vous retenus de cette cohésion et de l’entraide de votre entourage ? Qu’avez-vous réinjecté dans le fonctionnement des Petites Cantines ? Concrètement, demain, que verrions-nous, quelle ambiance sentirions-nous dans une Cantine ?
C’est un endroit où nous avons besoin de tout le monde. Chacun peut contribuer à sa manière, en fonction de son envie, sa disponibilité du moment, ses talents.
Cette manière de contribuer tous ensemble fait que le projet de Cantine est à l’image de son quartier et ressemble aux habitants qui s’y investissent, sans être la chasse gardée d’un petit groupe d’habitants.
Les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux qui ont peu d’argent, même si c’est difficile. Ce sont aussi les personnes qui n’ont pas de relation satisfaisante avec les autres.
Dans ces Petites Cantines, le maître de maison est un acteur central important pour la création de lien social. C’est à lui de fédérer la diversité et d’inclure. Il crée un climat de confiance, un environnement propice pour tout le monde. Comment le recrutez-vous ? Quelles préparation et recommandations reçoit-il pour mener à bien sa mission ?
Les maîtres et maîtresses de maison sont les salariés qui supervisent les cantines de quartier. Ils ont trois missions. Ils sont en charge de la logistique, avec un approvisionnement durable en lien avec les producteurs.
Ils doivent également garantir la sécurité à la fois sanitaire et relationnelle à l’intérieur des Petites Cantines. Comment faire en sorte que chacun se sente bien et comprenne les règles du jeu ?
Le troisième rôle est l’animation de la communauté. C’est une mission qui n’est pas facile. S’adresser à des gens très différents (âge, parcours de vie…) requiert d’être soi-même assez solide sur ses pattes et de pouvoir faire le caméléon pour s’adapter à ses interlocuteurs.
Lorsqu’un salarié rejoint l’équipe, il est formé à l’ADN des Petites Cantines. Il ne s’agit pas simplement de faire un repas tous ensemble. C’est chouette et important, mais cela reste un prétexte. Le but est de permettre aux habitants de tisser entre eux des relations de qualité.
Nous aidons également les maîtres de maison à développer leur assertivité. L’assertivité est la capacité à exprimer sa personnalité, dans toute sa singularité, sa créativité, sa beauté, tout en étant à l’écoute de ce qui se passe chez les autres.
Ensemble, nous essayons de faire prendre conscience que la relation est un besoin aussi fondamental que de manger, boire ou dormir. C’est la vraie richesse et la vraie pauvreté lorsque nous ne l’avons pas. Les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux qui ont peu d’argent, même si c’est difficile. Ce sont aussi les personnes qui n’ont pas de relation satisfaisante avec les autres.
L’isolement provoque beaucoup de souffrance. Nous en prenons conscience en subissant le fléau de la solitude. La relation est quelque chose que nous avons besoin de nourrir tous les jours, sans que quelqu’un d’extérieur n’anime un lien social à notre place. N’importe qui peut être souverain dans le fait de créer des relations autour de soi.
Le mot “convive” est magnifique car “con vivere” signifie “vivre ensemble”.
Le panel de participants ou cuisiniers est très divers. Comment incitez-vous des personnes aussi différentes à venir cuisiner et prendre un repas ? Comment inciter les plus exclus à venir, même seuls, et transformer leur solitude ?
Nous appelons ces participants les “convives”. Les mots ont leur importance et le mot “convive” est magnifique car “con vivere” signifie “vivre ensemble”. Quoi de plus beau que de passer de cette posture d’habitant, anonyme au milieu de la foule, à cette posture de convive où, en s’asseyant autour d’un même repas, nous partageons quelque chose de très fort avec les autres ? Le mot “convive” est magnifique car “con vivere” signifie “vivre ensemble”.
La mixité sociale ne se décrète pas, elle existe. Nous ne la créons pas, mais la donnons à voir dans ce qui est. Il n’y a rien de pire que d’imposer la mixité sociale pour cloisonner les gens.
Il faut simplement “inviter” et savoir que nous sommes invités avant d’être accueillis. Chacun est invité de façon différente. Certains sont facilement “invitables” via les réseaux sociaux. Pour d’autres, rien ne vaut le coup de fil de leur petit-fils, leur petite-fille, d’un neveu, d’une nièce ou d’un voisin. Il est très important pour certains d’être accompagnés la première fois. Pour d’autres, tant qu’ils ne l’ont pas vu à la TV, cela ne vaut pas le coup. Il faut savoir se mettre dans le langage de chacun et ré-inviter régulièrement. C’est le premier bonheur du convive.
Il n’y a rien de pire que d’imposer la mixité sociale pour cloisonner les gens. Il faut simplement “inviter” et savoir que nous sommes invités avant d’être accueillis.
L’idée est aussi que chacun se sente bien dans cet endroit. Cela peut être compliqué pour une personne âgée de trouver ses marques dans un endroit bruyant. Il faut veiller à l’accessibilité de l’espace aux fauteuils roulants. Les porteurs de projets et les habitants s’impliquant dans le montage de la cantine de quartier ont la responsabilité de veiller à ce que l’aménagement du lieu soit vraiment accueillant pour tous. Nous partageons les bonnes pratiques pour aménager des lieux conviviaux. Nous conseillons par exemple de mettre l’évier perpendiculaire au mur et non pas contre le mur. De cette façon, les gens peuvent se mettre de part et d’autre et discuter ensemble en faisant la vaisselle. Face au mur, le risque est que l’évier soit le refuge de tous les timides..
Il n’y a rien de pire que d’imposer la mixité sociale pour cloisonner les gens. Il faut simplement “inviter” et savoir que nous sommes invités avant d’être accueillis.
Les Petites Cantines commencent donc bien avant l’ouverture du lieu lui-même, dès la conception. Est-ce aux habitants de designer l’espace et de penser l’usage du lieu ?
Oui. Il est très important que la Cantine soit montée par les habitants du quartier pour qu’elle soit à leur image. Nous n’allons jamais sur un territoire en disant qu’il serait super de monter une Cantine. C’est toujours une demande formulée de l’extérieur par les résidents ou des élus qui nous appellent et demandent comment faire pour monter une cantine de quartier ou pour que les habitants puissent s’emparer d’un tel projet. Nous avons monté une communauté apprenante que nous enrichissons en permanence avec les contributions des Cantines naissantes. Elle permet de mutualiser les outils et recense à la fois les erreurs (pour comprendre pourquoi ce sont des erreurs sur tel ou tel territoire et essayer de ne pas les reproduire) mais aussi les bonnes pratiques.
Il y a des Petites Cantines à Lyon, Paris, Strasbourg, Annecy ou encore Lille. Y a-t-il le même état d’esprit ou la même philosophie dans chacune d’entre-elles ? Et comment arrivez-vous à transmettre ou recréer cette philosophie ?
Il y a quelque chose, comme un air de famille. Mais pour autant, c’est difficile à dire précisément. Le nez, le regard, la silhouette ? Dans une famille, il y a beaucoup de diversité. Cette pluralité est très cultivée aux Petites Cantines. Une forte autonomie décisionnelle est nécessaire pour que chaque Cantine puisse s’adapter aux spécificités territoriales. Pour maintenir cet air de famille, nous mettons en place certains rituels tout en permettant d’être à l’aise et autonome.
Je dirais qu’il y a 3 grands ingrédients : la disponibilité, le lâcher-prise et le faire faire.
Comment se passe concrètement la préparation et le repas dans une Petite Cantine ? Quel révélateur montre que la mayonnaise prend bien ? Que devrait-il se passer pour que cela fonctionne et porte ses fruits ?
Je dirais qu’il y a 3 grands ingrédients : la disponibilité, le lâcher-prise et le faire faire.
La disponibilité signifie qu’aux Petites Cantines chacun vient comme il est, avec ses habits, son parcours de vie, ses humeurs et son émotion. Souvent nous arrivons dans un état émotionnel différent de celui dans lequel nous repartons. C’est un espace de transformation émotionnelle. Pour que cela fonctionne, il faut malgré tout pousser la porte et prendre le risque de la rencontre, de l’imprévu. Il faut se rendre disponible pour recevoir ou peut-être donner.
À propos du lâcher-prise : ce qui est prévu, c’est qu’il va y avoir des imprévus ! Si l’on
décide de cuisiner une soupe de butternut, le résultat sera très différent selon qu’elle soit réalisée par une personne vietnamienne ou une grand-mère du Cantal.
Enfin, la notion de “faire-faire” nous sert de brise-glace. Ce n’est pas toujours évident d’entrer en relation les uns avec les autres. Au lieu de se regarder frontalement, il est plus facile d’être en train de regarder une courgette.
Au début, les regards et la conversation sont concentrés sur la courgette. Petit à petit, le regard se redresse, puis se tourne vers l’autre. Il va y avoir des éclats de rire, des remarques, des déplacements, des interactions.
Au début, les regards et la conversation sont concentrés sur la courgette. Petit à petit, le regard se redresse, puis se tourne vers l’autre. Il va y avoir des éclats de rire, des remarques, des déplacements, des interactions.
Lors de la préparation de cette interview, vous disiez que “pour qu’un ‘nous’ soit solide, il faut que chaque ‘je’ soit solide”. Avez-vous l’impression que ce fameux “nous” continue au-delà des Petites Cantines ?
Notre souhait le plus cher est que le “nous” expérimenté à l’intérieur de Petites Cantines se prolonge à l’extérieur. Mais cela ne nous appartient pas. Il y a des petits actes d’entraide et parfois de vraies volontés d’engagement dans des projets à impact social positif. C’est toujours une source de joie pour nous. Nous observons aussi que le comportement de certaines personnes évolue. Il peut s’agir d’un comportement alimentaire. Parfois, le simple fait de faire attention à ce que nous mangeons, comment et avec qui, change le comportement relationnel. Je me souviens du beau témoignage de Bruno par exemple. Il était en rupture familiale avec son père. Il venait régulièrement à la Cantine et s’ouvrait progressivement. Un jour, il a annoncé très ému qu’il allait venir déjeuner avec son père, après des années sans s’être vus. Ils ont décidé de se retrouver aux Petites Cantines. Je me souviens aussi d’une personne qui, à la fin d’un repas avant la vaisselle, a sorti un accordéon et a proposé de jouer un air en l’honneur de sa mère décédée le matin même. C’était tellement beau ! Il avait besoin de se raccrocher à la vie, de partager cela et ne pas être seul. Ce sont des partages de tranches de vie, des cadeaux pour tous les convives présents !
En tant que co-fondatrice, suivez-vous ou mesurez-vous l’impact des Petites Cantines ? Au-delà de l’aspect informel, observez-vous des objectifs ou indicateurs vis-à-vis des participants ou des territoires sur lesquels sont implantés les Petites Cantines ? Si oui, comment mesurez-vous le lien social créé grâce aux Petites Cantines ?
Nous avons en effet une dynamique de mesure d’impact social. Chaque cantine de quartier s’engage à mesurer son impact social au moins une fois tous les deux ans. Nous avons une méthodologie à suivre et nous accompagnons l’équipe pour se l’approprier. Ils peuvent regarder, dans leur base d’adhérents, l’âge des participants, le rythme, la fréquentation et observer s’ils sont à l’image de leur quartier. Si les statistiques montrent qu’un quartier est composé à plus de 20% de sexagénaires et que cela ne correspond pas à la fréquentation de leur Cantine, cela signifie qu’ils ne sont pas suffisamment “invitants” vis-à-vis des personnes âgées.
Nous menons aussi des entretiens qualitatifs avec un panel un peu plus restreint. Environ 15 convives prennent le temps de partager l’impact de leur Cantine sur leur parcours de vie.
Nous nous intéressons à 3 éléments :
– Le sentiment d’appartenance à une communauté dans le quartier et la notion de reconnaissance. Est-ce que je me sens exister ? Les gens connaissent-ils mon prénom ? Est-ce que je connais le prénom des autres ? Puis-je compter sur les autres ? Les autres peuvent-ils compter sur moi ? Suis-je capable de demander un service ? Est-ce que je me sens utile ?
– L’évolution des comportements alimentaires.
– L’essaimage : cela me donne-t-il envie de devenir créateur de lien à l’extérieur de la Cantine ? Dans ma famille ? Au travail ? Dans mon quartier ?
Nous avons plus que jamais besoin de diffuser le virus de la confiance.
Depuis la création des Petites Cantines, quelle est votre lecture de la situation actuelle ? Votre constat sur le lien social est-il toujours le même ? Et quels sont les impacts de l’actualité sanitaire ? Le projet est-il bousculé ?
Le contexte pandémique a renforcé la raison d’être des Petites Cantines. Nous avons plus que jamais besoin de diffuser le virus de la confiance. Cela a aussi provoqué une prise de conscience chez les habitants. La dimension sociale et sociétale du repas est ressortie de manière plus flagrante. Nous nous sommes recentrés sur des besoins essentiels : notre rapport à l’alimentation, au temps et aux autres. Cela a remis les priorités dans le bon ordre.
Nous avons plus que jamais besoin de diffuser le virus de la confiance.
“L’économie” est un mot magnifique et je serais très heureuse que nous puissions le revisiter ensemble.
Selon-vous Diane, comment pourrions-nous construire une société basée sur la confiance et l’inclusion ? Avez-vous un appel pour que les lecteurs passent à l’action ?
Pour construire une société fondée sur la confiance, je dirais : responsabilité, clarté, engagement.
– Responsabilité : si chacun prend ses responsabilités à son niveau, cela crée des relations d’équivalence entre les gens. Lorsque je sens que les autres me font confiance, cela me pousse à assumer mes responsabilités. Et inversement, lorsque j’assume mes responsabilités, cela pousse les autres à me faire confiance. C’est un cercle vertueux.
– Clarté : il faut pouvoir faire la lumière sur un système qui ne fonctionne pas (comportement individuel ou collectif nuisible) et permettre d’en changer.
– Engagement : il y a une urgence et il faut y répondre. Nous avons la force d’y aller ensemble. Nous avons tendance à opposer économie et inclusion, or je pense qu’il est tout à fait possible de changer notre regard sur l’économie. Le commerce, c’est avant tout les relations entre les gens. Nous sommes tous liés les uns aux autres. Nous n’avons pas tous les mêmes rôles, les mêmes compétences, les mêmes appétences. L’échange entre nous est important et cela passe par le commerce. Mettre un projet en économie est une très bonne chose en soi. Cela permet de réaliser la valeur perçue d’un projet. Cela permet à chacun de contribuer, de pérenniser le projet dans la société et de l’inscrire dans la durée.
“L’économie” est un mot magnifique et je serais très heureuse que nous puissions le revisiter ensemble.