Pour ce cinquième épisode de notre série d’interviews “Diversité : parlons-en ! ” qui explore les enjeux de la diversité en compagnie de personnes inspirantes et engagées, Jolokia est allé à la rencontre de Aïda Touihri, journaliste et productrice, pour échanger sur sa vision de la diversité et de l’inclusion.
Radio, télé, presse écrite sur des sujets divers et variés de société, sport, culture… Nous la connaissons sur France Inter, RTL, M6, France 2, D8, Canal + ou encore CNews. Elle est aussi productrice de la série de reportages « Engagez-vous« diffusée sur RMC Story qui met en avant des associations et initiatives inclusives, solidaires et durables.
Entretien réalisé mi-novembre 2020 par Léa Landuré-Provost, équipière Jolokia 2020. Photo : Charlotte Vignon.
Jolokia : La diversité, tout le monde en parle, mais de quoi s’agit-il concrètement ? Quelle en est votre expérience et comment la définiriez-vous?
Aïda Touihri : Pour moi, la diversité, c’est la différence et le fait d’être ensemble en composant avec les identités de chacun·e. Il y a, en l’occurrence, plusieurs manières d’être Français et cette diversité-là fait la richesse de la France. C’est une définition, ce n’est pas la seule. Lors des émeutes de 2005, la question de la diversité est devenue centrale dans les médias : nous avons constaté la faible représentation des minorités dites “visibles” dans les rédactions. Nous utilisons moins ce terme aujourd’hui, il y a des effets de mode.
À ce moment-là, j’étais déjà journaliste à la radio. Même si j’étais une minorité visible, je n’étais pas visible pour autant puisque si les auditeurs nous entendent, ils ne nous voient pas. Puis, en travaillant à la télévision pour la chaîne M6 juste avant les émeutes, je me suis vite rendue compte que peu de personnes me ressemblaient. Je suis fille d’immigrés, Maghrébine, née en France et issue d’un milieu social peu diversifié.
La diversité telle qu’elle pouvait être définie en 2005 désignait surtout les “minorités visibles”. Mais si la première occurrence est ethnique, il serait très réducteur de parler uniquement en ces termes. La diversité est aussi sociale, géographique, territoriale… Je revendique une diversité au sens large !
Vous voyagez beaucoup. Y-a-t-il des environnements, des pays, des situations où l’approche de la diversité vous a particulièrement marquée?
Je suis d’origine tunisienne. Si nous représentons une forme de diversité en France, c’est également le cas en Tunisie : nous ne sommes finalement pas du “cru”. Quand bien même nos parents sont nés en Tunisie, nous sommes issus d’une autre culture et portons cette double-culture partout. J’ai pu ressentir la diversité dans d’autres pays. En même temps, cette diversité rapproche car les cultures ont de nombreux points communs. J’ai beaucoup voyagé en Afrique, Asie et Amérique Latine. Lorsqu’il s’agit du sens de la vie, de la fraternité, du rapport à la nature, au surnaturel… tous ces concepts sont très universels ! D’une certaine manière notre diversité ne compte pas. Nous vivons tous sur la même terre et avons tous le sang de la même couleur.
Nous vivons tous sur la même terre et avons tous le sang de la même couleur.
En tant que journaliste, vous rencontrez des personnes d’horizons différents. Vous dites qu’il faut “comprendre les gens pour savoir leur parler”. Que voulez-vous dire par-là ? Est-ce cela être inclusif ?
Je ne sais pas si c’est cela l’inclusion, mais j’essaie de me mettre à la place de l’autre. J’ai un point de vue certes. En journalisme, nous apprenons à être objectif, mais en réalité, c’est impossible car nous sommes tous le produit de notre histoire. Il y a toujours une part de subjectivité dans nos récits. Essayer de se mettre à la place de l’autre, c’est la définition même de l’empathie qu’il faut essayer d’avoir envers quelqu’un, même si nous ne sommes pas d’accord, même si nous ne partageons pas son point de vue, son opinion politique ou son origine. C’est important de comprendre d’où vient l’Autre, ce qu’il veut dire et de se mettre à sa place pour comprendre son regard. Ce regard-là peut aider à comprendre une situation. Rien n’est jamais noir ou blanc, il y a plusieurs manières de voir les choses. L’idée est de se rapprocher de ce qui fait consensus.
Essayer de se mettre à la place de l’autre, c’est la définition même de l’empathie qu’il faut essayer d’avoir envers quelqu’un.
Il s’agit là de votre accessibilité en tant que journaliste. Qu’en est-il de l’accessibilité des programmes ? Valoriser l’inclusion est-il un objectif des médias ? Comment traiter un sujet de manière inclusive (sujets atypiques ou consensuels) ?
“Inclusion” est le terme à la mode aujourd’hui pour ce que nous appelions “diversité”. Ce terme cherche à inclure des publics très différents : des personnes en situation de handicap, des minorités visibles ou même des personnes de territoires moins favorisés tels que les banlieues…
L’inclusion est présente au même titre qu’elle l’était il y a 20 ans, cependant les médias cherchent à adopter un prisme plus positif. La diversité ou l’inclusion pouvaient être vécues comme un problème. Par exemple : “en situation de handicap nous avons moins de chances de trouver un travail”. Au contraire, le prisme positif permet de raconter comment avec son handicap quelqu’un réussit à être pilote de drone en fauteuil. La problématique est identique, nous parlons des mêmes personnes mais il y a deux manières de traiter la chose. Dresser un constat est nécessaire mais pas suffisant. Aujourd’hui, j’ai envie d’aller plus loin ! Pour moi, l’inclusion c’est parler des choses en apportant une solution.
Pour moi, l’inclusion c’est parler des choses en apportant une solution.
Avec l’émission Engagez-vous, vous mettez en avant des associations engagées, solidaires et inclusives. Vous parlez de “journalisme constructif” : est-ce de ce prisme positif qu’il s’agit ?
Exactement. Nous appelons “journalisme constructif” ou impact journalism en anglais, le journalisme d’impact, de solutions. Face à une problématique, il s’agit d’essayer d’apporter de l’espoir. Certes, le monde ne tourne pas forcément rond, mais nous pouvons faire quelque chose. Des solutions existent ! Soyons acteurs pour les trouver, les valoriser et faire en sorte qu’elles essaiment partout.
Quel déclic vous a fait vous engager pour l’inclusion ?
C’est un cheminement personnel. Actuellement, ces questions traversent les jeunes générations. J’ai beaucoup raconté les catastrophes, les malheurs du monde. Nous nous intéressons aux trains qui n’arrivent pas à l’heure, aux choses qui vont mal et c’est sans doute un tort. À un moment, il y a eu un rejet de cette information, qui ne reflète qu’une partie de la réalité. Une autre face cachée, celle des acteurs et actrices de terrain, des acteurs et actrices de changement, gagne à être valorisée. Ils permettent de changer les choses et de rendre notre monde meilleur.
Une autre face cachée, celle des acteurs et actrices de terrain, des acteurs et actrices de changement, gagne à être valorisée.
Avec du recul sur cette série de reportages : quelles en sont les retombées ? Quels impacts avez-vous constatés ?
Suite à la diffusion des reportages, plusieurs associations m’ont contactée pour me dire qu’elles avaient reçu énormément de soutien et que de nouveaux bénéficiaires venaient à elles. Se faire connaître et faire connaître leurs solutions a été un véritable moteur ! C’est aussi notre mission de journaliste de témoigner et d’apporter quelque chose à notre société. En restant les bras ballants face à quelqu’un qui souffre, quelle est notre utilité ?
En restant les bras ballants face à quelqu’un qui souffre, quelle est notre utilité?
Vous dites : “On peut changer le monde, il suffit de commencer par changer notre regard sur les choses”. Comment change-t-on cette vision ? Faut-il déconstruire les stéréotypes, les préjugés ? En quoi, selon vous, les associations ont-elles le pouvoir de changer les choses?
Nous pouvons changer notre regard sur les choses en nous intéressant à des personnes vers qui nous ne serions pas allés spontanément. C’est une question d’ouverture d’esprit. Cela peut paraître très “plan-plan”, mais c’est la vérité ! Il s’agit d’aller vers des personnes qui ne font pas partie de notre milieu, que nous n’aurions sans doute jamais rencontrées car nous évoluons dans des environnements différents.
C’est ce que fait l’équipage Jolokia : vous rencontrez des gens que vous n’auriez jamais rencontrés sans cette aventure. Se confronter à d’autres regards, d’autres parcours, d’autres perspectives, échanger ensemble vos visions permet de déconstruire les stéréotypes.
En échangeant avec des personnes avec qui nous sommes d’accord, rien ne bouge, rien ne change. Les stéréotypes restent là. Avoir une pluralité de voix qui s’exprime fait avancer le débat et permet d’évoluer : c’est justement l’une des forces de nos sociétés démocratiques. Si tout le monde était d’accord, nous serions proches de la dictature. Je trouve qu’il est sain d’avoir ces échanges et débats, si tant est qu’ils sont respectueux et constructifs. Je n’ai aucun problème à débattre ou discuter avec des personnes qui ne sont ni de mon background, ni de mon environnement culturel ou familial. L’important est de confronter nos points de vue, de se comprendre et de s’aimer !
Depuis votre rencontre avec Jolokia en 2019 et le reportage que vous avez réalisé : qu’avez-vous retenu de cette association ?
Jolokia a été l’un de mes reportages coup de cœur. Se lancer dans un équipage de voile est une sacrée aventure ! La voile est perçue comme un sport très élitiste, cependant Jolokia rassemble des personnes qui n’auraient jamais mis les pieds sur un bateau. Le fait que des personnes réagissent différemment à des situations identiques est intéressant et m’a interpellée : il faut être coordonné ! Chacun avec son expertise doit apporter ce qu’il est capable de faire. Sur un bateau, s’il y a des règles, il faut aussi fonctionner à l’instinct : être intuitif, rapide et vif. Nous faisons appel à quelque chose de très concret. Jolokia est un exemple grandeur nature d’une expérience humaine qui peut être reproduite partout. Je trouve cela formidable !
Jolokia est un exemple grandeur nature d’une expérience humaine qui peut être reproduite partout.
Parmi les associations et initiatives que vous avez découvertes et révélées avec les reportages “Engagez-vous”, l’une d’entre-elles vous a-t-elle particulièrement marquée ?
J’ai particulièrement aimé Fight for Dignity, une association fondée par la triple championne du monde de karaté Laurence Fischer. Cette association aide des femmes victimes de violences à se ré-approprier leur corps et à reprendre confiance en elles grâce au karaté. J’ai eu la chance d’assister à l’un des cours à la Maison des Femmes de Saint-Denis. Lorsque vous avez été victime de violences, le moindre geste brusque peut faire ressortir un traumatisme. Grâce à son expertise, Laurence Fischer a mis au point une technique adaptée. Elle utilise les gestes d’approche et de coups du karaté (même s’ils sont simulés ici) pour que ces femmes reprennent confiance en elles et parviennent à surmonter leurs traumatismes. Je trouve cela admirable ! Cette initiative mérite d’être relayée et devrait être reproduite partout. Savoir que des initiatives comme celle-là existent fait du bien au moral. Ces sujets sont une mine d’information. Ils redonnent espoir et foi en l’humanité ! Il faut s’y intéresser davantage pour que le monde aille mieux. Le cercle vertueux fonctionne comme le cercle vicieux : le bien entraîne le bien.
Le cercle vertueux fonctionne comme le cercle vicieux : le bien entraîne le bien.
La société traverse de nombreux événements sur les plans sanitaire, politique, social, environnemental… Le monde du travail aussi est bouleversé dans bien des aspects. L’inclusion est questionnée dans tous les domaines : inclusion numérique, inclusion économique ou encore inclusion & télétravail. L’inclusion a-t-elle un avenir face aux élans de séparation, de division et d’individualisme ?
L’inclusion est un habillage pour parler du vivre ensemble et du faire ensemble. L’inclusion numérique permet au plus grand monde d’accéder aux outils et de pratiquer tout ce qui est digital. Elle permet, par exemple, aux personnes âgées de s’y retrouver lorsqu’elles font leur télé-déclaration ou à des jeunes qui n’ont pas d’ordinateur d’en avoir un. L’inclusion économique permet aux personnes sans emploi d’en avoir un. L’inclusion signifie que tout le monde est égal et applique cette formidable devise qui est la nôtre : “Liberté” bien sûr, mais “Égalité” et “Fraternité”.
Nombre de nos usages sont loin d’être inclusifs et cela relève souvent de l’inconscient. Les médias se questionnent-ils sur les usages linguistiques tels que le langage inclusif ou encore l’association de certains concepts tels que “féminisme” et “ambition” ou “pouvoir” ? Est-ce une question que vous vous posez en tant que journaliste ou est-ce anecdotique ?
Ce n’est pas anecdotique. Ces sujets traversent la société et nous interpellent. Ils sont sur le devant de la scène et plus encore celui des femmes et du pouvoir. Les progrès ne sont pas très rapides, mais des collectifs de femmes existent et s’organisent. Les Expertes proposent notamment des intervenantes sur des spécialités souvent “squattées” par des hommes. Il n’y a aucune raison que seuls des hommes s’expriment sur un plateau lorsqu’il s’agit de sciences ou d’expertise. De nombreuses études montrent que l’absence de prise de parole féminine sur certaines thématiques est aussi due à une auto-censure inconsciente liée à notre éducation. Beaucoup de femmes de top niveau dans leur domaine que j’ai rencontrées ne se sentaient pas légitimes lorsque je leur proposais d’être interviewée. Les questions de légitimité et d’auto-censure sont encore des freins qui subsistent. Il y a des progrès à faire mais il s’agit aussi de parcours personnels. C’est en train de changer. J’espère que cela ne sera plus un sujet d’ici quelques années.
Quelle est votre source d’inspiration et quelle recommandation pourriez-vous partager avec nous pour encourager les lecteurs et lectrices qui le souhaitent à s’engager ?
Je conseillerais les livres Engagez-vous et Indignez-vous du grand résistant Stéphane Hessel. Il racontait que l’indignation est la base de l’engagement, notamment face à l’occupation allemande : l’indignation est la base de la résistance. Il a appliqué ce raisonnement toute sa vie. Il faut se saisir de n’importe quelle cause qui nous touche pour s’engager et changer le monde. Piocher dans les Engagements de Stéphane Hessel serait une bonne entrée en matière !